>> ANNECDOTE
Le Temple du Soleil - © Hergé / Moulinsart, 2003De 7 à 77 ans, le premier (et souvent seul) contact avec la civilisation inca se limite aux 7 Boules de cristal et au Temple du Soleil d’Hergé. Ces ouvrages remontent aux années 1940, mais ils continuent de façonner notre imaginaire. Une bonne raison pour y regarder de plus près.
Avec les 7 Boules de cristal (fin 1943) et Le Temple du Soleil (fin 1946), Hergé met pour la première fois en scène une civilisation disparue et, de surcroît, sur laquelle il n’était pas si facile de se documenter. Or il s’en tire assez bien. Dans l’ensemble, ses Incas sont plausibles et plaisants, même si on a quelque peu exagéré la qualité documentaire des pages consacrées au Pérou et à sa grande civilisation passée.
Benoît Peeters, dans ses introductions à L’œuvre intégrale d’Hergé, raconte que non seulement les lecteurs de Tintin, mais même l’ambassadeur du Pérou, étaient persuadés qu’Hergé s’était rendu sur place. « Jamais, en tout cas, affirme-t-til, le travail de documentation d’Hergé n’avait été aussi poussé que pour cette double histoire. Sans doute [son collaborateur Edgar Pierre] Jacobs et lui se renforçaient-ils mutuellement dans leur tendance au perfectionnisme. Il n’est aucuen élément de ces deux albums qui relève du hasard ou de l’approximation. Chaque détail à fait l’objet de recherches et de vérifications. » Dans Hergé, le biographe Pierre Assouline affirme lui aussi que l’auteur s’est « solidement documenté », mais il n’énumère que trois sources d’information, identifiées depuis longtemps, du moins les deux premières : le livre de Charles Wiener, Pérou et Bolivie, Récit de voyage (Hachette, 1880), un article du magazine américain National Geographic de février 1938 et un livre de J. Eric Thompson, La Civilisation aztèque (Payot, 1934) qui forcément n’a pas beaucoup servi. Et il est vrai que quasiment tout provient, d’abord de l’article, puis du livre de Wiener.
Jacobs et Hergé ont sans doute collecté davantage de documents, ils en auront certainement trouvé aux musées royaux d’art et d’histoire de Bruxelles qui possèdent de riches collections précolombiennes, mais tout cela a dû être classé dans des cartons lorsque Hergé a eu entre les mains le National Geographic.

>> COULEUR LOCALE
Ville des Andes - © Hergé / Moulinsart, 2003Dès les premières pages du Temple du Soleil, la couleur locale est partout. On se promène dans des rues tout à fait pittoresques, avec des édifices d’époque coloniale, des Indiens en poncho bariolé, des lamas. Pour la plupart des décors et des costumes, Hergé a donc puisé dans le National Geographic de février 1938, dû à un spécialiste de renom, Philip A.Means.
Au début de l’histoire, Tintin et le capitaine Haddock croisent dans une rue de Callao une femme qui file de la laine avec un fuseau et porte son enfant sur le dos : elle est nettement inspirée d’une première photo, son chapeau d’une autre. Le portail dans le fond à gauche de la vignette est copié d’une troisième. Tel que ce détail est présenté là, dans la première vue extérieure du Pérou, il est particulièrement symbolique : c’est en effet le portail du couvent de Santo Domingo à Cuzco, construit à l’emplacement, et incluant de nombreux murs encore debout, du Coricancha, c’est à dire du vrai temple du Soleil !
Le même article du National Geographic contient des photos de lamas, de paysages montagneux, d’Indiens à ponchos et couvre-chefs de toute sorte, notamment des chapeaux melons à la bolivienne, et des bonnets phrygiens (chullo), photos dont Hergé fait un ample usage. Ce serait parfait si les évènements ne se situaient pas à Callao, une cité portuaire où on cherchera en vain des lamas ou des Indiens en costume traditionnel. Hergé a tout simplement déplacé sur la côte des scènes de l’Altiplano, les hautes terres.
Le pont de chemin de fer, le pont suspendu inca et la tombe en forme de tour ronde (chullpa) s’inspirent de gravures de Pérou et Bolivie de Wiener. Il en va de même pour le contenu de la tombe qui traversent nos héros et qui figure en couverture de l’album. On y trouve entre autre un vase-portrait de la civilisation mochica. Les « paquets » funéraires à masque de bos ont la même origine, de même que le dessin du tissu en losange bleu qui orne un des paquets, ou encore le vase au pied de Zorrino et le vase de l’avant-plan, entre Haddock et Milou. Tous ces éléments de la tombe sont fort exacts, mais ils n’ont rien à faire dans une sépulture incaïque. Hergé commet l’erreur commune qui consiste à mettre toutes les civilisations du Pérou et de la Bolivie dans le même sac. A l’arrivée de Pizarro et de ses conquistadors, l’Empire inca avait au plus un siècle. Il avait été précédé, pendant quatre millénaires, par de nombreuses autres civilisations qui variaient selon les régions et les époques. Les Mochicas avaient prospéré surtout dans la première moitié du premier millénaire de notre ère, sur la côte nord, à un millier de kilomètres à vol d’oiseau de Cuzco. Il n’est pas question de retrouver leurs vases mille ans plus tard dans des tombeaux incas. Les paquets funéraires représentés sont aussi originaires de la côté.

>> CITES INCAS
Chullpas - © Hergé / Moulinsart, 2003Des amalgames du même genre déparent quelque peu les décors de la cité perdue. La grande salle dans laquelle les héros pénètrent par effraction est ornée de frises d’or imitant des reliefs de Tiahuanaco, en Bolivie, un site qui était abandonné depuis longtemps quand les Incas entrèrent en scène. Les peintures sur le trône de l’Inca et sur le panneau derrière les figurines d’envoûtement appartiennent à la même civilisation. Le relief qui décore la porte donnant anncès à la salle du trésor est lui de style recuay, dans les Andes septentrionales, et antérieur aux Incas d’un millénaire au moins. Dans la même salle, les grandes statues en or s’inspirent du style mochica. Son plafond plat est une fantaisie : les couvertures des édifices incaïques étaient toujours des toits de chaume à double pente, dont la charpente était visible de l’intérieur. Les reliefs de Tiahuanaco figurent dans l’ouvrage de Wiener.
La cité où pénètrent les héros est bel et bien inca, comme le montrent l’architecture de blocs de pierre assemblés à joints vifs, les ouvertures trapézoïdales et l’absence de décoration. La vue générale confirme que le modèle est effectivement le Machu Picchu : Hergé suit de près une photo du National Geographic, au point de dessiner une cité en ruines. Mais le document ne permettant pas de voir si les montagnes autour du site, à seulement 2.430 m d’altitude, sont couvertes de végétation, Hergé les a dessinées tantôt pelées, tantôt couvertes de neige.
Les habitants de la cité prolongent le mode de vie d’avant l’arrivée des Européens, mais ils ont néanmoins fait quelques concessions au siècle présent : le mobilier de la chambre des prisonniers, les barreaux (de fer !) aux fenêtres, la porte coulissante qui donne accès au trésor, la loupe qui doit allumer le bûcher sont des emprunts à l’Occident.

>> LES QUECHUAS
Concernant l’apparence des Incas, Hergé puise dans les huit planches reproduisant les très belles peintures d’Herget, dans le National Geographic. C’est frappant dès la première image, surtout pour l’Inca, dont la coiffe très spéciale, la robe et la chaise à porteurs viennent tout droit d’Herget.
Femme péruvienne - © Hergé / Moulinsart, 2003Les erreurs d’Hergé lui viennent aussi de cette revue. C’est Herget qui a donné le mauvais exemple de l’amalgame des cultures. C’est chez lui qu’on trouve les peintures de style Tiahuanaco reproduites dans Le Temple, c’est lui qui a conféré à tel édifice une allure tiahuanacoïde et qui a décoré un temple d’un relief de la civilisation chavín, antérieur de plusieurs siècles à notre ère. Puis il y a les guerriers en uniforme, alors que ceux-ci n’existent pas avant le XVIIe siècle. Surtout, le peintre américain a donné à ses personnages et à leurs vêtements une allure plus faite pour plaire à un public occidental que celle de leurs originaux. Les figures sont davantages élancées que dans la réalité, les robes plus légères, plus longues souvent et plus élégantes, aux couleurs plus vives mais au décor beaucoup moins riche, les coiffes plus fantaisistes. Le vêtement féminin, lui, est plus exact. Enfin, dans le National Geographic encore, les disques d’oreille sont rabattus sur le côté du visage, au lieu de se présenter de face. Cela dit, l’un comme l’autre ont représenté des Incas hauts en couleur, exotiques à souhait et agréables au regard.
De façon constante, Hergé trace un portrait favorable des Indiens, qui apparaissent dignes, graves, fiers de leur passé, soucieux de justice, généreux. La civilisation que perpétuent les Incas intégristes est dépeinte comme brillante, en dépit de l’Inca autocrate, de son mépris des droits élémentaires de la personne et de l’existence de sacrifices humains, traités avec retenue. Et ce à une époque – la première moitié du XXe siècle – où ce que nous qualifions aujourd’hui de propos racistes venait plus facilement sous certaines plumes. Rien de cela chez Tintin. Il est constamment respectueux de l’autre. Il n’hésite pas à courir à la rescousse d’un petit Indien malmené par deux Blancs qui apparaissent comme les seuls paresseux du pays. Comme il l’aurait fait pour un petit Blanc malmené par deux Indiens : c’était une question d’éducation élémentaire, chrétienne ou non, et de cœur, quelles que fussent les opinions politiques.
Hergé, même, en rajoute dans son admiration pour les Incas. Il leur attribue des savoirs et des pouvoirs qu’ils n’ont jamais eus : l’écriture, le don de prédire l’avenir, la faculté d’envoûter… Ce genre d’hommage excessif, fréquent autrefois, perdure aujourd’hui, plus fort même que jamais. On ne compte pas les bandes dessinées, les dessins animés ou les films qui dotent les civilisations anciennes non européennes de savoirs aussi impressionnants qu’imaginaires. Histoire de ne pas avoir l’air de les sous-estimer. L’Hergé d’après 1970 est typique à cet égard. Dans un entretien, il admet que son éclipse de soleil n’est pas très originale, puis ajoute que les Incas « connaissaient probablement très bien les phénomènes célestes. Je me suis, par conséquent, entièrement fourvoyé en les faisant passer pour des ignorants, ce qu’ils n’étaient sûrement pas dans ce domaine. Quechua - © Hergé / Moulinsart, 2003Ca, c’est vraiment du racisme !… Mea culpa ! » Et il ajoute : « Si je devais refaire cet épisode maintenant, je le ferais tout autrement. Pourquoi ? Parce que, au fur et à mesure que les années passent, j’éprouve plus de respect pour l’autre. Et justement ici l’autre, en l’occurrence le peuple inca, n’aurait pas pu faire une bêtise pareille. »
Or, qu’en était-il ? Les sources relatives aux Incas sont peu loquaces au sujet des éclipses de soleil. Rien ne permet d’affirmer qu’ils savaient les prévoir, au contraire, elles étaient le signe que l’astre était irrité et les punirait ou elles annonçaient un événement important. Quant aux éclipses de la lune, ils les expliquaient en disant qu’un puma ou un serpent l’attaquait pour la mettre en pièces ; aussi poussaient-ils de grands cris et hurlaient-ils pour effrayer et chasser ces animaux, sans quoi les ténèbres persisteraient pour toujours. Chez les Aztèques du Mexique, ces mêmes croyances et ces mêmes comportements concernaient aussi bien le soleil que la lune, et il est probable qu’il en ait été ainsi au Pérou. On le voit, le coup de l’éclipse était donc plausible, même chez les Incas.
Hergé à mis en scène avec sympathie des Indiens dignes et respectables. Peut-on affirmer pour autant que « Le Temple du Soleil , avec son procès des explorateurs qui ont violé les tombeaux d’une civilisation non occidentale, relève de la mentalité décolonisatrice ? » s’interroge Benoît Peteers en 1996. Cela paraît tout à fait anachronique. Dans ce « procès », les accusés, en l’occurrence les membres de l’expédition Sanders-Hardmuth, sont acquittés : les Incas les avaient châtiés par erreur, les confondant avec de vulgaires pillards. Ensuite, rien ne permet de supposer qu’Hergé, dans les années 1940, désapprouvait la colonisation. Sans doute, tout en reconnaissant ses travers, la trouvait-il au contraire nécessaire et bienfaisante, comme nous jugeons utile et bienfaisante l’aide au tiers-monde, même si elle finit par éradiquer les civilisations autres. Il n’est pas vrai non plus que « Tintin s’affirme comme le représentant d’une ethnologie compréhensive et non impérialiste, qui essaye de comprendre la vision du monde de l’autre ». Là encore, on projette dans le passé des notions d’aujourd’hui. Tintin est un reporter et surtout un jeune homme bien élevé tel qu’on les voulait alors. Il s’adapte aux coutumes du pays qui l’accueille et s’adresse aux autorités en leur donnant leurs titres. Sans plus. A cela s’ajoute que l’aventure se déroule au Pérou et que l’Europe avait derrière elle une longue tradition de dénonciation des abus espagnols en Amérique latine. Ce qui lui permettait de trouver relativement bénins ses propres abus dans les colonies.

>> EN GUISE DE CONCLUSION
En dépit de ses imprécisions, Le Temple du Soleil demeure la meilleure bande dessinée de fiction mettant en scène une civilisation précolombienne. On y trouve une volonté limitée mais réelle d’exactitude, de véracité qu’exigeait du reste le projet éducatif du journal Tintin.

Reproduit avec l'aimable autorisation de monsieur Michel Graulich

Source: Tintin et le jeu des 7 erreurs
Par Michel Graulich, Prof. à l’Université Libre de Bruxelles,
Historia, Juillet-Août 2003